• 07 - JUSTE QUELQUES CHOSES.

     

    Une brise légère agitait doucement les hautes herbes. Au loin, de rougissants bosquets s'alignaient le long de l'horizon. Les chants d'automnales bestioles se répondaient nonchalamment, titillant les tympans en une discrète mais remarquable chorale hétéroclite. Nulle présence humaine ne venait troubler ce tableau parfait d'une nature intouchée...

     

    - Comme cela est paisible !

    - Mfngrt.

     

    … exceptée la nôtre, à présent.

     

    Sam' se releva gracieusement, poursuivant avec une joie débordante :

    - Allons, mon ami, ne me dis pas que de telles couleurs ne ravissent point ton cœur ?

    - Ngr.

    - Et ce magnifique soleil couchant ? Comme il est chatoyant !

    - Ah ça oui, il chatoie bien, et dans quelques minutes la nuit tombe, la température chute, et nous on est au milieu de nulle part et carrément partis pour se les PELER !!! explosai-je.

    - Oh... Mais il nous suffit d'utiliser le Topinambour pour nous téléporter à nouveau, dans un lieu plus chaud ? Après avoir profité de ce sublime crépuscule, bien entendu.

    - Si seulement c'était aussi simple !

     

    Samil' haussa un sourcil interrogateur, sentant enfin que les choses n'allaient pas être aussi évidentes que ce qu'il avait imaginé.

     

    - Un Topinambour Enchanté, expliquais-je, peut pas être utilisé abusivement et n'importe quand. En l'occurrence, une demande de téléportation c'est énorme, on va devoir lui laisser du temps pour récupérer de l'énergie. Je dirais qu'on en a au moins pour trois jours.

    - Mazette ! laissa échapper mon compagnon.

    - Tu l'as dit.

    - Eh bien... Consolons-nous avec le fait que nous sommes hors de danger... Tu as même pensé à sauver ma tête d'orque dans le feu de l'action, je t'en suis si reconnaissant, ajouta Sam' d'un ton très ému, tout en époussetant avec amour ladite tête qu'il venait de ramasser dans les herbes.

    - B-ben... de rien, c'est normal d'abord, grommelai-je, soudain déconcerté. Pfff, je croyais avoir été précis mais j'aurais dû l'être encore plus...

    - Comment cela ?

    - Faut vraiment réfléchir soigneusement aux mots qu'on choisi, avec un Topinambour. Ça interprète tout à la lettre, ces machins-là. Et généralement ça aime la politesse, aussi. Si seulement j'avais ajouté ''S'il te plaît'' ou quelque chose dans ce goût-là...

    - Allons, ne te blâme point, Osthinse. Nous n'avions guère le temps pour de longues tirades, et en si peu de mots tu es parvenu à nous soustraire aux ennuis. L'essentiel est là, n'est-ce pas ?

     

    Je me tournai vers Samilduerg, qui m'adressait un sourire très doux, plissant ses yeux en amandes. Quelques minutes auparavant, j'étais encore horrifié qu'il se soit retrouvé impliqué dans cette histoire abracadabrante, mais en cet instant précis j'étais plutôt heureux de l'avoir à mes côtés.

     

    - Oh, mais dis voir, tu saignes à la tempe.

     

    Étonné, je portai la main à ma tête et en retirai effectivement mes doigts teintés d'un rouge profond et parfaitement accordé aux couleurs du paysage qui nous entourait. La pensée que je puisse être un esthète jusqu'à mes blessures me fit sourire bêtement.

    - Ça me revient, je crois que j'ai eu droit à un coup de mallette bien placé, juste avant qu'on se barre.

    Décidément, ma pauvre caboche avait pris cher, ces dernières heures.

    Je n'avais pas spécialement mal, mais en songeant à l'accumulation de faits improbables et outrageants qui constituaient cette fin de journée, je sentais se former rapidement un mal de crâne et une frustration enragée.

    En particulier, repenser à la concierge était désagréable au possible.

     

    - Je l'savais, la vie c'est juste un ramassis de sales trahisons, d'façon. Chiottes à la coque.

    - Mon ami... Permets-moi d'être honnête, je ne puis m'empêcher de noter que ton niveau de langage s'est remarquablement détérioré, depuis notre séance de cinéma.

    - Qu-que ! Pas du tout ! Pis quoi, d'abord, si c'est l'cas ça t'pose un blème ?!! contestai-je, vexé, tout en étant moi-même le témoin de ladite détérioration linguistique.

    - Loin de moi cette idée, voyons ! Il s'agissait plus d'une constatation que d'un reproche. Un signe évident de tout le stress que tu as dû accuser d'un seul coup.

     

    Samil' laissa soigneusement passer un silence afin d'attendre que je redescende quelque peu en pression, avant de continuer :

    - Il nous faudrait peut-être savourer la douce quiétude qui nous est prodiguée par ces lieux... Certes, seul le plus sommaire des conforts nous y est offert, mais au moins avons-nous l'assurance de pouvoir réfléchir posément à la confusion des heures passées. D'autant plus que nous nous trouvons bien loin d'être habitués à de pareilles péripéties.

     

    Évidemment, il avait raison. Ressasser tout ça sans prendre aucun recul était de l'idiotie pure, et ne servirait qu'à rendre l'ensemble encore plus insondable.

     

    - Si tu le souhaite, il m'est possible de te céder cette tête d'orque pour une petite heure, afin que tu y médite tranquillement.

    Je considérai le bout de fausse orque, puis Sam', avec une perplexité évidente.

    - C'est... pour ça que tu la trimballe toujours avec toi ? Pour les besoins de méditation soudains ?

    - Entre autres choses, oui.

    Nul doute que dans l'esprit de mon ami, cet objet était l'équivalent du couteau-suisse le plus élaboré. Au moins avais-je finalement appris l'une de ses possibles fonctions ; après des dizaines d'années à voir Samil' la trimballer à ses côtés, autant vous dire qu'il était plus que temps, et que cette petite découverte contribua à me rendre le sourire tout en apaisant ma tempête neuronale.

     

    - Ah, non, un instant... Je ne puis te la prêter alors que tu as la tempe recouverte de sang. Si tu venais à en tâcher l'intérieur...

    - T'inquiète, je crois que je ferais sans. Mais j'apprécie l'attention, évidemment.

    - En es-tu sûr ?

    - Certain.

     

    Quelques pépiements d'enjoués emplumés se chargèrent de conclure notre échange.

     

    Toute énergie négative avait disparu de sous ma caboche ; à vrai dire, voilà longtemps que je ne m'étais pas retrouvé enveloppé par une telle sérénité, sans la moindre question ou inquiétude pour venir titiller la harpe de mes émotions. Dire qu'il suffisait d'un coucher de soleil. De chants d'oiseaux. D'un bout de nature.

     

    … Un sacrément large bout de nature, de quelques hectares au moins.

     

    … Et d'une série d’événements très impromptus et angoissants, tranchés par une escapade miraculeuse, puis un calme végétal.

     

     

    … Bon, tout bien considéré, peut-être était-il était normal que je fus si rarement serein.

     

     

    Au moins avais-je l'assurance d'avoir toujours près de moi l'un des éléments-clefs pour accéder à cette paix intérieure : Samilduerg.

    Nous laissâmes l'astre solaire terminer son inexorable plongeon dans l'horizon ; une fois la dernière de ses flammèches éteinte, la température se fit nettement plus fraîche, sans pour autant frôler un froid crispant comme je l'avais craint à notre arrivée. En outre, mon manteau était assez long et épais pour m'assurer un minimum vital de chaleur corporelle.

     

    Quelques mètres furent suffisant pour parvenir jusqu'à un chêne à la respectable ramure, et aux racines idéales pour s'y nicher.

     

    - Quand même, je me demande où on est, réalisai-je soudain avec un calme auquel je n'étais décidément pas accoutumé.

    - Peut-être dans l'une des plaines de Dakore ? suggéra Samil', occupé à amasser des feuilles mortes afin de constituer un nid où déposer sa tête d'orque.

    - Possible, oui. Vu la saison, on est pas à des miles et des cents de chez nous, en tout cas. Mais assez loin pour éviter les ennuis, j'espère...

    - Il sera toujours temps d'en juger demain.

    - … Qu'est-ce que tu fabriques, Sam' ?

    L'énergumène avait terminé de ''border'' son trésor, et marmottait à présent dans sa ridicule barbichette-moustache.

    - Je lui souhaite une bonne nuit, et la rassure quant à notre situation. Il ne faudrait pas qu'elle prenne peur et rétrécisse !

    - P-parce qu'elle peut rétrécir si elle a la frousse ?!

     

    Non, minute : ce truc pouvait-il seulement avoir la frousse ?!!!

     

    - Je l'ignore, répondit Sam', mais je n'aimerais pas en prendre le risque.

    - Ah, certes, me contentai-je de répondre, largué par les vagabondages cérébraux de mon acolyte.

     

    Je reportai mon regard sur les constellations qui commençaient timidement à se déployer au-delà des tortueuses branches de l'arbre. Dommage qu'aucun d'entre nous ne fut versé dans l'art des études astrales ; autrement, déterminer notre position eût été aisé.

     

    Remarque, pensai-je en contenant un rire, peut-être que la tête d'orque s'y connaît, elle. On devrait lui demander.

    Ah oui, mais non, Samil' vient de la coucher, il va geindre qu'il faut la laisser se reposer.

    Au fond, elle était aux premières loges pour ce qui était de la torture, tout à l'heure.

    Je me demande si j'arrive à reconnaître quelques constellations, quand même... Où est donc celle du Héron Cabossé, il me semble que l'on peut la voir à n'importe quelle époque, depuis notre région.

     

     

    Finissant par être véritablement absorbé dans ces recherches, je mis un moment avant de me rendre compte qu'à côté de moi, Sam', qui s'était finalement pelotonné pour dormir, tremblait un peu. Malgré tout, l'andouille n'en disait point mot. Il faut dire qu'il n'avait que pour seule épaisseur, lui, sa veste pelée de style antédiluvienne.

     

    Sans rien dire moi non plus, j'entrepris de défaire gauchement les excentriques boutons de mon manteau, puis de m'extirper de l'imposant vêtement avant de le rabattre par-dessus nos deux carcasses fourbues.


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