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Je fus brusquement réveillé par un chatouillis insistant : une chenille tentait d'entrer dans ma narine gauche, avec conviction.
Me redressant d'un coup sec à cette sensation magistralement irritante, il en résultat que la petite bestiole tomba dans l'herbe de façon légère, avant de reprendre une reptation hasardeuse mais motivée dont seules les chenilles, limaces et autres vers de terre ont le secret.
Je me frottai le nez avec énergie et horreur, puis laissai s'écouler quelques minutes teintées d'angoisse avant de finalement revenir à une tension moindre : point de démangeaisons, boutons ou enflements. La Réalisatrice soit louée, cette chenille-là était inoffensive. Je me frottai à nouveau la narine afin de chasser les derniers résidus de chatouilles.
Malgré toute mon agitation et le fait qu'il était calé contre mon épaule, Sam' n'avait pas bougé d'un poil dans son sommeil. Une vraie bûche, ce type. Cependant, force m'était de constater qu'en dépit des épuisants événements de la veille et d'une nuit passée en pleine nature dans un endroit inconnu, mon sommeil semblait lui aussi avoir été profond et réparateur. Peut-être le fait de se savoir, en toute logique, à l'abri de la récente menace.
Mes neurones se débattirent encore quelques minutes à tâtons dans la brume du réveil.
J'en profitai pour détailler les alentours tout en bâillant avec retenue. De la grisaille tartinait désormais le paysage. Le contraste avec la veille en était presque choquant : hier resplendissant de teintes chaleureuses et d'un réconfort à toute épreuve, les lieux étaient à présent ternes, vêtus de nuages bas laissant à contrecœur filtrer une lumière solaire tiédasse. Difficile, donc, d'estimer une heure précise à partir d'une luminosité aussi peu motivée, toutefois il me semblait reconnaître l'ambiance d'une matinée à moitié entamée.
Tout autour de nous s'étalaient une alternance de jachères, bosquets, murets à moitié écroulés, le tout sur de timides collinettes. Aucune brise ne venait jouer parmi les hautes herbes ; au moins était-ce l'assurance que Samil' et moi ne nous reprendrions point le bec à ce sujet. Il me paraissait étrange que cette stupide conversation fût séparée du moment présent par moins de vingt-quatre heures.
J'entrepris de secouer Sam', il allait falloir décider de la suite des opérations : et étant donné que ni mon comparse, ni moi n'étions versé dans la stratégie (ne serait-ce que la plus élémentaire), cela pouvait risquer de prendre un petit bout de temps. Petit bout de temps qui serait sans nul doute très bien mis à profit du côté de cette ignoble scélérate de concierge.
Tandis que je grinçais une énième fois des dents rien à son souvenir, Samil' émergea.
- Tu as parlé dans ton sommeil, mon ami, m'annonça t-il après s'être longuement frotté les paupières.
- Ah ? Rétorquai-je. J'espère que c'était intéressant.
- Absolument pas. Je n'ai même pas pris la peine d'en retenir le détail, vois-tu.
- Bon, eh bien... toutes mes excuses.
- Il n'y a pas de mal, répondit-il avant de se tourner vers son essentielle tête d'orque, très probablement dans le but de s’enquérir de la qualité de son sommeil.
Tant d'attention de sa part portée sur l'objet me rappela soudain que j'avais moi aussi un objet précieux auquel accorder un soin particulier ; passant en revue et avec confusion toutes les poches de mon manteau, je me détendis aussitôt que ma main eût retrouvé la texture rassurante du Topinambour, au milieu d'un fatras sans cohérence de petits objets ramassés au sol - une habitude bien ancrée à mes doigts.
Il était toujours là, légèrement tiède, et il me semblait entendre en émaner un murmure constant mais discret. Je pouvais sentir qu'il récupérait doucement son énergie. En tout cas, il était plutôt clair qu'il ne nous faudrait pas compter sur lui pour les heures à venir.
Probablement deux bonnes heures plus tard, nous marchions enfin. Cela après avoir longtemps débattu pour finalement nous mettre d'accord sur le fait que, de toute façon, n'ayant aucune idée de l'endroit où nous nous trouvions, déambuler au hasard était bien la seule solution à notre portée.
Au moins avait-on droit à du mieux côté météorologique : la lumière s'était un peu plus enhardie malgré la couche de nuages persistante. La température était douce, le vent toujours absent, et l'on aurait pu apprécier la promenade telle qu'elle était si nous n'étions pas chacun occupé à ruminer dans notre coin comme deux idiots.
Il fallait dire que le dialogue s'étant déroulé quelques minutes auparavant ne nous avait pas laissés dans la meilleure des dispositions.
- Hé, Osthinse... avait timidement commencé Sam'.
Je l'avais mal senti, dès le début. Et à son ton, je savais que lui aussi, le sentait mal. Ce qui ne l'avait pas empêché de continuer pour autant, cet espèce d'enrâti à timide moustache.
- Crois-tu... que nous pourrions grignoter...
- … ?
- …
- Mais dis donc, allons !
- ... un peu de ce topinambour ?
J'en perdis un instant tout mot et pensée.
- Le Topinambour, Sam'... Es-tu réellement en train de me demander s'il es possible de manger notre seul atout dans cette situation improbable, perchée et puante ?
- Eh bien, c'est que la faim commence à poindre, et il me semble bien que nous n'avons que ceci de consommable...
Effectivement, depuis quelques minutes mes entrailles s'étaient elles aussi mises à couailler pour réclamer de la grignoterie, et d'ici quelques temps, elles ne se gêneraient pas pour enchaîner sur des réclamations de gueuleton conséquent.
- Certes, je le conçois... mais il serait plus cohérent de chercher autour de nous, voir s'il n'y a pas quelque chose à se mettre sous la dent, non ?
- ...
- Quoi. Crache. Pourquoi tu t'entêtes sur le Topinambour ?
- C'est que... ma tête d'orque ne consomme que des tubercules crus...
- CRUS ?! Mais c'est... infâme !
- NE LA JUGE PAS !!! s'exclama mon ami, profondément outré.
- Je ne juge pas, je dis juste que c'est dégueulasse, ce qui est un fait avéré. De toute façon il est hors de question qu'elle se bâfre le topinambour, pigé ?!
Je pouvais sentir mon langage tourner à nouveau au vulgaire, ce qui ajouta à mon agacement.
- T'as qu'à gratter la terre, y a forcément un tubercule ou deux qui traînaillent dans le coin, ajoutai-je âprement.
- Tu voudrais que je lui donne n'importe quoi à manger ?! N'es-tu pas fou, Osthinse ?!! s'offusqua Sam' en serrant fort contre son torse la tête d'orque. Je ne tiens pas à tester mon manque de connaissances tuberculaires en ce milieu inconnu !
Parfois, je détestais un peu cette tête d'orque. Un soupir exaspéré s'échappa de mes lèvres, et je repris ma marche sans ajouter un mot à l'édifice de stupidité érigé par cette conversation. Il était déjà bien assez haut et lamentable comme ça. Samil' se claquemura lui aussi dans un silence boudeur, et se contenta de m'emboîter le pas.
Chercher à grailler pour sa stupide tête d'orque c'était bien beau, mais l'essentiel était d'abord de trouver quoi faire pour nos propres carcasses. L'eau n'était pas un souci, nous nous étions résolus à profiter des petits ruisseaux clairs qui abondaient dans le coin et inspiraient largement confiance.
Malheureusement, aucun arbre fruitier ou rangée de légumes ne daigna croiser notre route, et j'eû beau retourner mes nombreuses poches, aucune denrée sympathique ne s'y dissimulait. Après moult revendications virulentes nos estomacs étaient retournés à un silence résigné, nous rejoignant dans l'absence pensante de tout échange verbal. J'ignorai si Sam' boudait toujours ; en revanche, mon propre mutisme était à présent alimenté par une grandissante inquiétude, qui formait un charmant duo de claquettes mentales avec l'écrasante impression d'impuissance que je ressentais face à toute cette merde.
Après tout, aucun de nous n'avait jamais vraiment séjourné ainsi en pleine nature, et je n'étais pas certain de pouvoir miser sur un soudain et miraculeux éveil à la survie élémentaire. Je savais également que certaines régions entourant notre ville pouvaient s'étendre très loin sans qu'on y rencontra la moindre trace de présence humaine. Si nous nous trouvions effectivement en plein milieu d'un coin de ce genre...
À cela s'ajoutaient les événements de la veille : plus je m'imposais de ne pas y songer, plus j'y songeais. Et plus j'y songeais, moins je comprenais. Moins je comprenais, plus je m'assombrissais.
Pourquoi autant d'agitation autour d'un bête Topinambour, Enchanté, soit, mais d'une banalité affligeante parmi ses innombrables semblables ?
Je n'étais pas sans savoir que ce type d'artefact magique intéressait touts types d'organisations plus ou moins recommandables, mais tout de même, il leur suffisait de s'en procurer des cartons entiers et tout le monde serait bien content chez soi, sans concierges planqués derrière la porte d'entrée pour les assommer !
Je ressorti le Topinambour afin de l'examiner plus en détails, des fois qu'en fait si, oh ben ça alors, c'était le Tubercule Ultime, la Racine Élue, … mais non. Pour en avoir possédé quelques-uns au cours de ma jeunesse, je pouvais affirmer sans trop de doutes qu'il était tout ce qu'il y avait de plus normal.
Absorbé dans mes analyses, et Sam' dans d'énigmatiques songeries, aucun de nous ne prêta attention au fossé qui nous attendait tranquillement au détour du chemin ; nous le débaroulâmes dans une suite de vains et misérables gestes, étalage de jurons très variés, gémissements au contact de cailloux contre nos délicats épidermes et jointures.
La chute finale eut lieu sur un sentier d'herbe moelleuse, grand bien nous en fasse.
Le silence se réinstalla sans attendre, pour un très court instant où s'enchaînèrent d'immédiates réactions :
- Premier réflexe, chacun s'empressa de vérifier qu'il avait toujours en ses mains l'objet précieux : Tête d'orque, Topinambour. Ils étaient là, tout allait bien. On ne lâchait visiblement pas si facilement l'essentiel, ce qui était plutôt une bonne nouvelle.
- Second réflexe : l'étendue des dégâts. Personne ne semblait salement amoché, on s'en tirait avec quelques griffures mignonnes et futurs bleus parsemés de-ci de-là. Heureusement que ce fossé n'avait pas été tapissé de charmants buissons de ronces, comme c'était souvent le cas alentours.
- Troisième réflexe : se regarder mutuellement. Nos yeux se rencontrèrent pour la première fois depuis les dernière heures écoulées au fil de notre pesante errance, et cela suffit à nous faire réaliser à quel point nous étions deux crétins, ainsi que deux personnes très chères l'une à l'autre. Mais surtout deux crétins.
Un éclat de rire irrésistible et libérateur commença à se former, mais le temps qu'il franchisse nos lèvres...
- HAHAHAHAHAHAHA !!!
… une tierce présence nous l'avait dérobé.
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